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Lettre n°2 -novembre 2021
Au fil de l’eau lacanienne
Quelques notes en lisant Satisfaction et jouissance
de Pierre Bruno par Christian Fierens
Les deux cours de Pierre Bruno s’ouvrent par le même exergue : « Le sérieux, ce ne peut être que le sériel ». C’est une citation de Lacan. Ce sont deux cours ; car il s’agit de suivre le cours de l’eau de l’enseignement de Lacan aussi limpidement que possible, celui-ci se présente comme sériel, c’est-à-dire comme suivant le déploiement logique d’un commencement ou d’un principe fondamental. Voici quelques réflexions au fil de la lecture de ce livre.
Pour avoir le sériel, il faut avoir le commencement ou le principe de la série.
1. Pour le premier cours (1985-86), le commencement s’impose : c’est la jouissance au singulier, à savoir « l’unicité de la catégorie – ce qui ne veut pas dire univocité de sa signification, mais unicité de son déploiement logique » (p. 13). Cette conception va diamétralement à l’encontre de la conception (erratique, erronée, ignorant l’enjeu de la psychanalyse) de jouissances multiples qu’il faudrait brider « par le signifiant de la loi » et ainsi permettre l’émergence du vrai désir (P. Bruno cite Françoise Dolto et Denis Vasse, mais il y en a bien d’autres et beaucoup aujourd’hui !)
2. Pour le deuxième cours (1987-1988), un commencement semble s’imposer autrement, à savoir la vérité : « la vérité est cette satisfaction à quoi n’obvie pas le plaisir de ce qu’elle s’exile au désert de la jouissance » (p. 141). C’est une phrase de Lacan et la phrase est laissée en sommeil en attendant qu’un « petit Champollion s’anime » au fil de ce deuxième cours.
1. Impossible de suivre le fil de la psychanalyse sans le fil de la jouissance, sans le principe de jouissance (ou le principe de nirvana) comme autre chose que le principe de plaisir et son corrélat le principe de réalité. Ou encore impossible d’entrer dans la psychanalyse sans L’éthique de la psychanalyse qui suit strictement l’éthique de l’inconscient (cf. mon Principe de jouissance).
2. Mais la vérité, où est-elle ?
La vérité est dans la satisfaction du symptôme
Chez Freud, le symptôme est la satisfaction substitutive de la pulsion (qui a lieu, dans le symptôme) ou/et le substitut d’une satisfaction pulsionnelle (qui n’a pas lieu). Il semble ainsi que l’on ait l’ensemble de vérité du symptôme et de satisfaction de la pulsion. Aurait-on d’un côté ce groupe de la vérité-symptôme-satisfaction-pulsion qui se jouerait autour d’un ASSEZ ? Et de l’autre la jouissance qui se jouerait autour d’un ENCORE ? (172)
Le symptôme en tant que substitutif introduit la vérité et la jouissance
Pour Lacan cependant, la substitution ou le substitut sont fondamentaux (pour le symptôme, pour la satisfaction, pour la pulsion) et c’est là que s’inscrit la question de la vérité. Autrement dit, dans le décalage Entstellung.
Pour la vérité, on a l’habitude de référer aussitôt : « Je dis toujours la vérité, pas toute… » (« Télévision », A.E. p. 509). Ou encore : « Rien ne cache autant que ce qui dévoile, que la vérité, Alètheia = Verborgentheit » (« L’Étourdit », A. E. p.451).
« Pas toute » et la « cache » renvoie à ce qui échappe au savoir. Ce qui échappe au savoir, c’est la jouissance. C’est « de la jouissance que la vérité trouve à résister au savoir » (197).
On ne peut donc pas opposer jouissance et satisfaction.
Comment penser l’engendrement de la jouissance ?
Le deuxième cours de Pierre Bruno s’appuie sur le mécanisme de séparation en jeu dans le commencement du monde dans la Bible (148). La séparation est engendrement ou encore l’action réciproque qui précède les termes séparés (cieux/terre, lumière/ténèbres, soir/matin, etc.).
Il est difficile de faire comprendre comment une action réciproque peut engendrer les acteurs, comment le geste de menuiserie engendrerait à la fois le menuisier et le meuble. L’exemple de la naissance — engendrement — peut plus facilement se comprendre comme séparation originelle du bébé et de membranes et placenta : engendrement d’un petit être humain d’une part et de la lamelle d’autre part.
Dans le texte de Pierre Bruno, le point de départ matériel est la chair ; « en se séparant de la chair par la négativation de celle-ci, le corps se trouve disjoint de la jouissance ». La « négativation de la chair » (comme action réciproque, comme séparation) engendre ainsi le corps d’une part et la jouissance de l’autre.
Du côté du corps, corpsification (corpse=le cadavre) = le corps se fait chair ou positivation de la chair = le symbolique = la « jouissance phallique ». La jouissance n’est donc pas à entendre comme la jouissance phallique, mais comme son opposé !!
Du côté de la jouissance, elle ne s’obtient que par la « négativation de la chair », elle est équivalente à la « négativation des chairs ».
La jouissance une grandeur négative ?
La négativation pourrait être pensée comme transformation du nombre positif en nombre négatif, de +x à — x (152). Grandeur négative (qui correspond à la deuxième forme du rien, au nihil privativum chez Kant : une dette de 100 € est effacée par un apport de 100 €).
Mais cette façon de comprendre la négativation ne va pas, parce qu’il y a conservation de la grandeur (239) et que nous restons dans le champ des valeurs, un système de valeurs (avec cette négativation quantitative, nous resterions fondamentalement dans le jeu d’oppositions d’au moins deux jouissances : la jouissance phallique positivée et la jouissance Autre négativée, deux jouissances, ce qui est contraire au commencement du premier cours).
Autrement dit, impossible de réduire le mécanisme de la séparation-engendrement (catégorie kantienne de la relation) à une question de négation ou de qualité (catégorie de la qualité) ou à une question de grandeur (catégorie de la quantité). Il faut au contraire entendre la séparation-engendrement comme disjonction (catégorie de la relation).
Mais ce n’est pas tout.
La négativation est bien plus qu’une grandeur négative, c’est la destruction des conditions générales de l’expérience, de tout ce qui nous rassure et nous évite l’effroi radical (243). (catégorie de la modalité)
Le désert de la jouissance
*Dès après son baptême, Jésus se rend au désert pour y être tenté. Comment établir des relations ? En fonction du bien et du mal ? La tentation c’est le mal qui prendrait la place du bien. Transmutation des valeurs, « par-delà le bien et le mal ». La jouissance se joue dans ce désert, désert lieu du désir, parce qu’il y a la mise en suspens ou la destruction de toutes les valeurs (le bien et le mal).
La « dévalorisation de la jouissance »
Comment l’entendre ?
Génitif objectif : il faut dévaloriser la jouissance (parce qu’elle serait perverse) ?
Ou génitif subjectif : la jouissance suppose la destruction des valeurs ?
C’est le premier génitif qui est entendu par tous ceux qui ont suivi une voie déjà ouverte par Dolto ou Vasse, même s’ils ne se réfèrent pas à ces deux auteurs.
C’est le deuxième — le génitif subjectif — qui est en jeu chez Lacan. C’est la jouissance qui dévalorise, qui se situe hors du champ des valeurs et valorisation. C’est « la jouissance opaque d’exclure le sens » (A.E. p. 570). « On s’en doutait depuis longtemps », mais après Joyce on peut vraiment le savoir (mais c’est un savoir vide : savoir ignorer ce que l’on sait), en inventant le symptôme : le sinthome. Il n’y a d’éveil qu’à partir de cette jouissance-là.
Désabonnement à l’inconscient (p.245)
Ça change complètement le sens de l’inconscient : au lieu d’être le journal répétitif d’une inscription secrète qui se raconte au fil des numéros (et qu’on n’a jamais fini d’interpréter et de réinterpréter), on radie cet abonnement pour inventer selon le principe de jouissance.
Satisfaction et jouissance ?
« L’obtention de la satisfaction équivaut-elle à l’obtention de la jouissance ? » Pierre Bruno déplie la complexité de la question en s’expliquant à partir de la jouissance. Tout en proposant des lectures précises et précieuses de maints passages de l’enseignement de Lacan (notamment du séminaire XIII, à propos de la théorie de la perspective) et en ouvrant le chemin de pensée du lecteur au-delà des thèmes explicitement traités.