Lettre de l’insu n°5 – fev 2023

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Dans ce numéro, vous trouverez la lecture qu’Emmanuel Lehoux nous a proposée pour la discussion lors de nos dernières minutes du livre de Pierre Bruno, Satisfaction et jouissance. Nous l’en remercions chaleureusement. Vous trouverez également quelques informations sur les publications et rendez-vous à venir.
Nous rappelons ici que les contributions des lecteurs pour ce bulletin sont les bienvenues. Vous pouvez nous adresser vos propositions à contact@editionsdelinsu.org.
Nous vous souhaitons une agréable lecture.

À propos de l’ouvrage de Pierre Bruno Satisfaction et jouissance
par Emmanuel Lehoux

Préambule

Ce livre est la transcription de deux années de cours (1985-86 et 1987-88). Des cours et pas des séminaires. Soit, mais cela en a quand même le goût apéritif avec les graines, si ce n’est les graines germées de propositions et de thèses que nous avons pu découvrir depuis (comme le passage de la jouissance à l’inconscient, la différence entre libido et jouissance, le fantasme et la réalité, etc.). Si vous voulez savoir ce que c’est que de planter la petite graine, lisez Jouissance et satisfaction.
Ce qui m’a touché à la lecture de ce texte, c’est la perception que l’on en retire de ce qu’est l’asphérique du langage. Ce n’est pas une chose simple, l’asphérique. En tout cas pour moi. La lecture de ce livre est un voyage au cœur et autour de la structure avec des arrêts sur des panoramas. S’il faut bien la diachronie de la parole pour faire ce voyage, c’est à la synchronie de la structure que l’on touche. Il y a dans ces cours quelque chose de la transmission de ce qu’est la structure en psychanalyse.

Première partie

Commençons à faire le tour de la question quant à la jouissance. Faire le tour, c’est finalement la seule chose possible pour l’approcher.
Le premier point que l’on retire de la lecture de ce texte, c’est que la jouissance n’est pas… (trois points de suspension).
Elle n’est pas « une énergie ou une force qui est dévastatrice quand elle est libre et qu’il s’agirait donc de contenir par le bridage de la Loi ». C’est la Version Dolto et Vasse. La jouissance serait bien plutôt un « se savoir vivre ». Ce serait quelque chose qui s’éprouve, mais dont on ne peut dire grand-chose. En dire quelque chose, on le retrouve dans le savoir vivre au sujet duquel il y a des traités. Mais le savoir-vivre relève de la jouissance phallique.
Ainsi la jouissance n’est pas la jouissance phallique.
Nous avons l’habitude, depuis un moment, de dire il n’y a pas d’autre jouissance que la jouissance phallique et donc qu’il n’y a pas de jouissance primaire. Or, Pierre Bruno dit que cette jouissance se convertit en jouissance phallique et que, gardons cela en tête pour la suite, cela se fait par l’intermédiaire de la pulsion. Qu’est donc cette jouissance ? Une jouissance primaire ? : Non. Pierre Bruno prend soin d’ajouter immédiatement après que cette jouissance qui se convertit est une jouissance qu’il n’y a pas. Une question au passage : cette jouissance qu’il n’y a pas serait-elle celle dont Lacan dit qu’il ne faudrait pas que ce soit celle-là s’il y en avait une autre que la jouissance phallique ?
Si c’est une jouissance qu’il n’y a pas, peut-on dire pour autant qu’elle n’est pas ? oui et non. Elle n’est pas une jouissance. Comme Pierre Bruno le rappelle pour la jouissance phallique qui est obstacle à la jouissance de l’Autre, la jouissance n’étant pas plurielle, la suspension de la jouissance phallique n’assurerait en rien cette jouissance de l’Autre. C’est-à-dire qu’il n’y a pas d’autre jouissance que la jouissance phallique. Nous pouvons donc dire que la jouissance est une jouissance qui n’est pas.
La proposition de Pierre Bruno est que la jouissance (n’est pas une jouissance, mais) est une représentation. Là, je fais un bond dans le livre, je vous laisse suivre le chemin vous-même. La jouissance n’est rien d’autre « que la représentation qu’il y aurait dans le futur du réel de la castration ». Notons bien le conditionnel que Pierre Bruno prend bien soin de rappeler dans son livre quand il est question de ce que serait la jouissance. Le conditionnel est nécessaire quand on essaie de l’approcher, car il n’est pas question de pouvoir l’attraper. Ajoutons à cela « dans le futur », c’est-à-dire que si cette représentation était, ce serait dans le futur, pas maintenant. Tant que l’on est en vie, il y a un futur donc, cette représentation, c’est comme le changement, ce n’est pas pour maintenant quoiqu’on ait pu en dire. Lorsque l’on n’est plus en vie, il n’y a plus de futur, donc la représentation n’est plus sauf si les morts savent qu’ils sont morts.
C’est une représentation.

Question : y a-t-il un représentant de cette représentation ? À voir. Est-elle signifié de quelque chose ? Là, Pierre Bruno en propose un. Voyons cela.
Passons à un autre angle de vue, déplaçons notre regard. Abordons les choses par le sujet.
Le sujet est divisé, de toujours. Pas un jour non divisé puis divisé. Cela est la conséquence de ce que « le clivage porte inauguralement sur l’objet phallique ; le clivage part de l’objet, et c’est à partir du clivage de l’objet que le sujet se constitue comme division, et non pas l’inverse. » Par ailleurs, le sujet est absent de structure à sa représentation. Il est exclu du signifiant et pour le situer par rapport à la jouissance, Pierre Bruno prend la distinction entre le « Je » et le sujet. Le « Je n’est rien d’autre que la place de la jouissance. » Puis, reprenant L’étourdit, il pose que le signifié du dire, c’est la jouissance. Le sujet, lui, est un effet de dit.
Question : « Je » étant côté jouissance et le sujet côté Autre (même si exclu), n’y a-t-il pas là de quoi travailler la question de l’Un (yadl’un) et de l’Autre ? Seconde question : la jouissance ici présente comme signifié du dire n’est-elle pas la jouissance phallique et pas la jouissance, celle qu’il n’y a pas ?
Le sujet, en tout cas, n’est pas là où ça jouit. Le sujet est un effet de dit. Le sujet a lui aussi à faire avec l’Un, mais pas le même. C’est au Un du trait unaire. Il y aurait à travailler, c’est ma question, le lien/l’articulation entre le yadl’un et le trait unaire.
Revenons au sujet divisé de par son origine dans le clivage de l’objet. Et bien, le sujet est aussi divisé par la pulsion. Par un travail sur la pulsion scopique, Pierre Bruno reprend la division du sujet entre le sujet de la vision et le sujet du regard. Cela est applicable à toute pulsion, il me semble. C’est voir/être vu, manger/être mangé, etc., c’est la grammaire de la pulsion. Le sujet y est aussi divisé.
Par ailleurs, pour que puisse se construire l’aller et retour de la pulsion, Pierre Bruno rappelle la nécessité de la demande. Cela n’implique-t-il pas la présence d’un petit autre qui puisse occuper la place d’Autre primordial ? Question : pour que puisse se construire la pulsion et donc émerger ce sujet divisé, ne faut-il pas un autre qui prennent soin du petit d’homme pas encore sujet ? Il faut un autre en place d’Autre primordial pour initier en quelque sorte la réaction en chaîne, disons des jouissances, et que puisse être la jouissance comme représentation. Il faudra une analyse pour traiter ce lien à l’Autre.
Le sujet se trouve donc divisé autant par le clivage inaugural de l’objet phallique que par la pulsion. Dans Encore, Lacan nous dit que la pulsion est l’écho dans le corps du fait qu’il y a un dire. La pulsion se trouve coté jouissance avec le Je et le sujet toujours aux côtés de l’Autre.
Une des voies va vers le fantasme et l’autre vers la grammaire. Comme Pierre Bruno le dit à un autre moment, avec le fantasme, le sujet traite l’incomplétude de l’Autre par un démenti sur le réel de la castration comme réel du manque de l’objet phallique pour la mère. Côté pulsion, la grammaire tente de recouvrir le non-rapport sexuel, autre forme du réel de la castration, par l’actif/passif. Question : la traversée du fantasme révélera en dessous de l’incomplétude de l’Autre son inconsistance. Le sujet aura à faire avec et autrement qu’avec l’ambivalence de la pulsion. Cela se fera-t-il notamment à travers ce que Lacan appelle le troisième temps de la pulsion ?
Autre question : Peut-on dire que le moment de la construction de l’aller et retour de la pulsion correspond au crochetage de l’objet a dans l’Autre ? Est-ce à ce moment-là que s’opère la conversion de la jouissance en jouissance phallique, pour le dire avec mes mots de tout à l’heure, que la réaction en chaîne se met en place, qu’il y a la jouissance phallique ? Et pour ma question sur l’articulation entre le yadl-un et le trait unaire, est-ce la pulsion qui la construit ?
Dernière précision sur la pulsion et son lien à la jouissance : Le but de la pulsion est l’inhibition. Son modèle est la sublimation. Le but de la pulsion est l’inhibition quant au but, et précisément quant au but que serait la jouissance. Donc, la pulsion inhibe l’advenue de la jouissance dont la représentation, dans le futur, serait la réalisation du réel de la castration c.-à-d. du rapport sexuel.
Questions :
Comment Pierre Bruno dirait-il aujourd’hui ce point de conversion de la jouissance ? J’aurais tendance à parler d’émergence de la jouissance phallique et de la représentation, et la conversion serait le moment où la jouissance phallique s’oriente de l’objet a. Si l’on reprend ce qu’il dira plus tard dans l’article « Drive out » sur le devenir de la pulsion à la fin de l’analyse, la pulsion peut être satisfaite et le rapport sexuel ne sera pas pour autant. Quel serait alors à ce moment le devenir de cette représentation ?
Maintenant, il y a un oublié dont il faut parler. Pas oublié dans le texte de Pierre Bruno, mais mis de côté, mis en attente dans mon propos. Il s’agit du symptôme. Si le fantasme est « à la fois pour le sujet sa seule entrée dans le réel et une entrée qui est irrémédiablement hypothéquée par le fait d’être accompagnée d’un nécessaire démenti de ce même réel », « le symptôme est la seule entrée dont [le sujet] dispose dans le vrai […] et serait la clé pour traverser ce que l’on pourrait appeler la malle fermée du fantasme ».
Question : Le Je est à la place de la jouissance qui, elle-même, est le signifié du dire. De par le lien du symptôme à la vérité (entrée dans le vrai) et donc au savoir, peut-on dire que le symptôme est ce qui permet l’énonciation ?
Autre question :
Pierre Bruno précise que « les identifications du sujet se déterminent du désir sans satisfaire la pulsion » puisque « le désir vient de l’Autre et que la jouissance est du côté de la Chose ».
Toute la construction dans le champ de l’Autre, l’élaboration de l’inconscient n’est-elle pas la tentative d’élaboration d’un savoir qui se voudrait être celui dont il dira plus tard que seul le symptôme sait ?
Cette configuration du sujet coté Autre, du Je coté jouissance et de la question de la pulsion m’a fait penser à l’expression de Lacan dans Encore sur le corps parlant ou corps jouissant. Il me semble qu’à la lecture du livre, il est perceptible que cette expression est à prendre au pied de la lettre. Le truc sur patte qui parle là allongé sur le divan, ce n’est pas le sujet. C’est un corps qui parle. Je n’est pas le sujet qui ne sera toujours qu’au futur antérieur.
Au sujet du « se savoir vivre » pour essayer de dire la jouissance, celui-ci finalement ne parle-t-il pas de la jouissance phallique ? À laquelle l’inconscient essaie de donner sens ? C’est-à-dire qu’à « se savoir vivre » il faudrait ajouter un « se faire vivre ». Voire plus tard un « se laisser faire/agir » pour ne pas dire un « se laisser vivre » ?

Deuxième partie

Dans ce deuxième cours est abordé le lien entre jouissance et satisfaction.
Cela débute par la reprise du lien entre l’Autre et la jouissance. L’Autre n’est Autre que de s’incorporer. « À prendre corps, le symbolique se mute en Autre ». C’est la corpsification lors de l’identification primordiale de Freud. La corpsification, c’est la négativation des chairs qui ne sont pas le corps. Et de la négativation des chairs naît la jouissance. « La chair c’est ce qui jouirait si la jouissance justement n’était pas ce qui procède de sa négativation ». « On pourrait dire que seule la chair pourrait jouir, mais elle ne le pourrait que négativée comme chair, donc elle ne le peut plus. La jouissance est un pur manque ». L’Autre et la jouissance (qu’il n’y a pas) sont issus de la corpsification.
Question : peut-on formuler qu’à la naissance de la jouissance (qu’il n’y a pas), et pas avant, il n’y aura pas eu la jouissance ? Ce qui la fait exister comme représentation.
Une autre formule de Pierre Bruno est que « la chair se fait verbe [négativation des chairs] puis le verbe se fait chair ». Là apparaît la jouissance phallique, jouissance du signifiant. Et il n’y en a pas d’autre.

Satisfaction et jouissance

Pour Freud, il n’y a de satisfaction que de la pulsion. Mais « comme le corps est un désert de jouissance, il faut un appareillage de la jouissance pour pour que la satisfaction de la pulsion ne soit pas inconcevable. Cet appareillage est assuré par le langage qui a pourtant produit la corpsification ». C’est le point de vue freudien. Avec Lacan, la pulsion est l’appareillage de la jouissance. On peut dire que la jouissance tente de lier la jouissance (qu’il n’y a pas) et le langage. Comme le dit Pierre Bruno, elle tente de réconcilier deux domaines hétérogènes qui sont celui de la jouissance et celui de la libido (qui est la métaphorisation de la jouissance qu’il n’y a pas). Elle tente de les nouer.
Disons que la version freudienne est vraie jusqu’à un certain point, et que celle de Lacan se révèle au-delà de ce point. En tout cas, ce que l’on peut dire, c’est que « le corps dans la psychanalyse, c’est le corps de la pulsion ».
Si, pour Freud, il n’y a de satisfaction que de la pulsion, le symptôme est une satisfaction substitutive de la pulsion.
Se pose alors la question de la satisfaction du symptôme et de son lien à la pulsion.
Pour cela, Pierre Bruno examine la fin de l’analyse, et plus précisément la dévalorisation de la jouissance. Prenant le rêve comme processus de passage de la jouissance à l’inconscient, il précise que ce processus est celui de valorisation de la jouissance. La cure, par élaboration de l’inconscient, permet de dévaloriser la jouissance.
La dévalorisation consiste à exclure le sens. Pierre Bruno demande alors : « qu’est-ce qui, de cette jouissance dévalorisée, se satisfait ? » La thèse de Pierre Bruno est que « si la satisfaction ne se livre qu’au montage de la pulsion [à son aller et retour], c’est qu’il y a dans la pulsion quelque chose qui conditionne la possibilité de cette exclusion du sens », et que « c’est du côté de ce qui nous permet de définir le principe de fonctionnement de la pulsion comme étant la sublimation [c’est-à-dire comme inhibition quant au but que serait la jouissance].
La pulsion chez Freud est du côté de la perversion. La perversion alimente le sens. Question : cela n’est-il pas lié au fantasme avec sa touche de perversion ? C’est-à-dire qu’en deçà de ce point dont je parlais tout à l’heure, ce point étant la traversée du fantasme, le sens porté par la perversion fait que la pulsion pourrait être satisfaite. Au-delà de ce point, la pulsion se révèle comme condition de la satisfaction liée à la jouissance dévalorisée. Ce qui alors peut se satisfaire, dit Pierre Bruno, ça ne peut être que le symptôme… à condition qu’il se soit fait sinthome.
La dévalorisation de la jouissance à la fin de l’analyse correspond à un désabonnement de l’inconscient. Je ne sais pas si Pierre Bruno maintient aujourd’hui cette idée. Cela ferait une sortie Joycienne.
Pour examiner cela, il faudrait maintenant introduire la question du père telle que Pierre Bruno l’aborde dans ce livre. C’est passionnant. Joyce ne pouvait pas se servir du nom du père, ce n’est pas le cas d’un névrosé en fin d’analyse, même s’il s’en passe.
Trois points rapides, car le temps va manquer (rappel au passage : la jouissance, c’est le temps qu’on n’a pas).
1– L’appareillage de la jouissance peut se faire avec ou sans le nom du père.
2– Pierre Bruno mène toute une réflexion sur le signifiant maître S1 comme phallus et comme Nom du père. Il y a là beaucoup de questions à poser, car j’ai l’impression que posées ainsi les choses pourraient conduire à ce que le nom du père ne soit qu’un cas particulier du sinthome.
3– Le père réel et les formules de la sexuation, l’au-moins-un qui dit que non à la fonction phallique. Dans le déploiement de cette question, les formulations sur le père réel passent de « ne pouvoir être sans être mort » à l’incorporation des chairs négativées du père dans l’identification primordiale. Cela m’a fait penser au séminaire …Ou pire dans lequel Lacan positionne d’abord le père de la horde à cette place pour ensuite l’en enlever, car, en fait, il est mort depuis toujours (ce qui, au passage, n’en fait qu’une représentation). Le père réel n’est pas le père de la horde. L’incorporation des chairs négativées du père ne nourrit pas son homme, car manger le père, ce sujet de la jouissance, l’au-moins-un, ne fonde pas l’être. Il y faudra les identifications symboliques (qui valent initiation dans le sens où la psychanalyse est anti initiation). Ainsi, finalement, tout père est d’abord un fils.

à paraître bientôt

Ouvrage collectif, En finir avec la Psychanalyse ? Actes du colloque organisé sous ce titre par la revue PSYCHANALYSE YETU et le Pari de Lacan en juin 2022 [Sortie en 2023]
Ouvrage collectif, La nomination Actes des travaux de l’Ouvroir sur le thème de la nomination [Sortie en 2023]
Mario Uribe, La Dignité du sujet – Psychanalyse et lien social au Chili Un psychanalyste chilien à l’écoute de son époque [Sortie en 2023]

Prochains rendez-vous

16 avril 2023 à Paris –Les minutes de l’insu
Dimanche 16 avril de 9 h 30 à 13 h
Théâtre de l’opprimé – 8/80 rue du Charolais, 75012 Paris
métro : Gare de Lyon ou Dugommier
Entrée libre | nombre de places limité | Réservation obligatoire par mail : contact@editionsdelinsu.org

Présentation des livres
Gens et choses –De la Chose à l’objet a, Isabelle Morin
La Dame qui marchait sur la pointe des pieds, Claude Baqué
Dédicaces des auteurs | Intermède musical | Lectures
Dialogue entre les auteurs et le public