Lettre de l’insu n°6 – mars 2024

Dans ce numéro, vous trouverez la lecture que Robert Beltran nous a proposée pour la présentation du livre de Filomena Junker le 8 mars 2024 à la librairie Ombres Blanches à Toulouse.

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Les éditions de l’insu ont eu le plaisir d’éditer un livre au titre curieux, énigmatique : Vers un attracteur étrange ? essai sur Pessoa.
Il y a cent dix ans exactement, le 8 mars 1914, Fernando Pessoa vit ce qu’il nommera comme « Le jour triomphal » : il dit ceci : « j’ai écrit trente et quelques poèmes d’affilée, dans une sorte d’extase dont je ne saurais définir la nature ». « Le gardien de troupeaux » est le premier titre et au même moment jaillit Alberto Caeiro, son maître auquel il donnera d’autres disciples comme Ricardo Reis et le dernier surgit Alvaro de Campos, « l’hétéronyme le plus futuriste de Pessoa… chantre de l’ère industrielle ». Ainsi né la genèse des hétéronymes et le « mystère Pessoa » alimenté par la découverte, après sa mort, d’une malle remplie de nombreux textes posés là, dans le désordre. Aux dires de Pessoa lui-même c’est à partir de ce « jour triomphal » que s’organise son œuvre. Filomena Juncker précise : « Nous dirions, pour notre part, que le poète va effectivement s’affirmer « tel qu’en lui-même » dans le sens où il ouvrira des voies pour ne plus céder sur son désir ».

Ce livre c’est avant tout une rencontre avec Filomena Juncker, titulaire d’un DEA de mathématique (turbulences et systèmes dynamiques/sciences de la complexité/théorie du Chaos), elle a soutenu une thèse mathématique en mécanique stochastique, branche des probabilités. Ses travaux en mathématique et sciences l’ont amenée à réaliser des simulations numériques en mathématique et astronomie. Filomena Juncker est agrégée de portugais, titulaire d’un doctorat en littérature lusophone. Elle est professeur des universités en littérature générale et comparée.
L’ouvrage de Filomena Juncker est remarquable par son approche originale et son caractère innovant. Sa démarche audacieuse bouscule les poncifs de pensée. Son travail rigoureux, à partir de sa position scientifique ne peut qu’intéresser la psychanalyse. De cette place, elle croise ainsi trois dimensions : la littérature au travers de l’œuvre poétique de Pessoa, la science mathématique et plus précisément la théorie du chaos et la psychanalyse, au sens où elle prend au sérieux l’enseignement de Jacques Lacan.

Vers un attracteur étrange ?

Cette interrogation, c’est de considérer l’œuvre et les hétéronymes pessoens comme un ensemble, pour ne pas se perdre dans les égarements psychologiques, ensemble dont par analogie on peut dire que dans le désordre apparent il y a de l’ordre déguisé. Il reste à « déceler un ordre inattendu », soit un ordonnancement nouveau. Ce « cartel improbable » pour reprendre cette expression de Pierre Bruno dans la préface, nous amène délicatement mais avec assurance vers l’attracteur étrange de « l’énigme » Pessoa et de son désir d’écriture. L’auteur rappelle « l’ambitieux projet de création littéraire qui l’animait. La traversée hétéronymique nous semble répondre à un impératif, sans doute inconscient ».

Le mythe Pessoa comme le nomment certain, nous dit quelque chose, « car ça parle là où l’on s’y attend probablement le moins, là où ça soufre ».

Le soutien à l’existence de la psychanlyse passe pour Filomena Juncker dans ses références à Freud et Lacan, à quelques autres également ; avec son « approche profane » comme elle l’écrit, elle nous invite à « entreprendre de nouvelles lectures de l’inépuisable œuvre pessoenne ». Pas de psychanalyse appliquée pour elle, mais par touches subtiles, elle tisse à sa manière une toile qui donne à voir « l’œuvre -vie » de l’artiste. D’emblée elle nous précise : « Fernando Pessoa, sans doute malgré lui, se prend très tôt au jeu de la fuite dans son propre univers fictionnel et finit par faire de celui-ci un espace de substitution plus « réel » à ses yeux que sa « réalité » environnante ».

Elle n’élude pas ce qui échappe au poète mais reconnait combien il devance le psychanalyste, le scientifique, dans sa manœuvre aux plusieurs visages, tout en nous rappelant : « C’est cette fonction de méconnaissance caractérisant le moi qui semble se déployer dans l’hétéronymie et dans l’œuvre pessoenne en général, le poète ayant eu le génie de donner voix, de façon tout à fait originale, à cette « somme de non-moi » qui se synthétisait, d’après lui, en « [son] moi purement pastiche »

Et d’ajouter : « Si l’œuvre pessoenne est effectivement troublante, (…) il y aurait sans doute bien à dire sur le fait qu’elle ait été l’expression exclusive de son corps désirant », elle poursuit en nous proposant que l’hétéronymie a su faire remarquer, je la cite « que ni l’image du corps ni le nom ne définissent un être humain ». Elle ponctue, « le corps, comme le dirait Pierre Bruno, n’est pas forcément ce que l’on croit ».

La richesse de l’ouvrage ne permet pas d’en faire un résumé. Je choisis un extrait du livre.

« Le tronçon linéaire caeirien s’étant obstrué, faute de moyens capables de percer plus « loin » dans la même direction, Ricardo Reis et Alvaro de Campos en prennent le relais, assumant les contradictions et les étirements nécessaires aux nouveaux infléchissements de trajectoire. Trajectoire toujours attitrée par ce point obscur aimantant le désir qui lui donne forme. Désir qui, propre à chacun est une énigme vivante, en constante évolution » écrit l’auteur mettant ainsi l’accent sur, « un fascinant édifice de complexité », (avant-goût de l’attracteur ?) dans la relation critique au maître Caeiro, questionnant métaphore et métonymie, les mots et les choses, et la Chose.

L’auteur avance que la poésie de Alvaro de Campos « atteste donc « en clair » du travail de l’inconscient ». Quant à celle d’Alberto Caeiro c’est « avant tout celle du fantasme chez Pessoa ». Caeiro dont elle rappelle qu’il « revendique une perception au ras du réel », lui qui, dit-elle, était « méfiant envers le langage » ; Caeiro qui dit bien dans Le Gardeur de troupeaux : « Le papillon n’est qu’un papillon et la fleur n’est qu’une fleur ». Filomena Juncker ajoute : « Il s’agit pour lui de s’essayer en quelque sorte au « discours scientifique »

Autre extrait :

« … toute l’œuvre de Pessoa s’organise autour de sa difficulté à « être », lui qui souvent se « voit » selon les termes de Campos en particulier, comme « un vase vide » ou « un débris ».

Et ce qui suit, qui dit beaucoup sur l’approche de Filomena Juncker et la poésie du poète portugais :

« … il y a dans l’étrangeté singulière de la construction hétéronymique une façon brillante de gloser sur/autour de l’abîme, comme pour mieux suivre la trajectoire du désir. Une trajectoire qui, limitée et infinie à la fois, engendre à nos yeux, chez Pessoa, des géométries d’une richesse insoupçonnable ».

Je vous invite à découvrir le passage dans lequel notre auteur met côte à côte les dires poétiques de Pessoa et les écrits d’un scientifique célèbre, dont elle révèle le nom ultérieurement.

L’auteur interroge, par analogie mathématique, la question de la langue, du langage, des « petits riens » chers à Bernardo Soares qui « ne cesseraient d’infléchir de nouvelles orientations à son orbite fascinante et insaisissable, inquiétante et tourmentée »

« Il y a en moi un tumulte terrible » écrivait à vint ans le poète et ce en français. « Serait-ce sa manière de donner à « voir » des turbulences sonores « étrangères », « mais déjà ressenties comme matière première d’une « étrange » architecture dynamique en devenir ? » questionne l’auteur qui précise que chaque hétéronyme manipule la langue de manière singulière ; écho de ce qu’écrit Pierre Bruno : « L’hétéronymie, c’est une fonction qui a pour enjeu d’explorer une (ou plusieurs) langue pour découvrir la lisière où elle fait trou, et non plein ».

Beaucoup d’autres aspects seraient à relever concernant le tressage opéré par Filomena Juncker, dont Patrick Quillier, dans sa postface souligne combien cet essai « n’apporte rien de moins qu’un nouveau paradigme des études pessoennes ».

Vers un attracteur étrange ? nous entraine dans « l’entreprise hétéronymique », non sans lien possible, par analogie, avec la science du Chaos et le phénomène vulgarisé sous le nom d’effet papillon.

Le dernier mot sera pour Alvaro de Campos :

J’ai un gros rhume,

Et tous nous savons bien à quel point les gros rhumes

Modifient le système tout entier de l’univers,

Nous fâchent avec la vie,

Et nous font éternuer jusqu’à la métaphysique.

J’ai perdu la journée entière tout courbatu de me moucher.