Lettre de l’insu n°7 – janvier 2025
Dans ce numéro, vous trouverez la lecture qu’Hélène Seguin nous a proposée pour la présentation du livre de Marie-Jean Sauret le 30 novembre 2024 à Paris. Nous rappelons ici que les contributions des lecteurs pour ce bulletin sont les bienvenues. Vous pouvez nous adresser vos propositions à contact@editionsdelinsu.org.
Téléchargez : Lettre de l’insu n°7 en format à imprimer
Si l’objectif d’un livre est de rencontrer ses lecteurs, ce polar psychanalytique a touché sa cible en ce qui me concerne. Il a relancé des questions déjà ouvertes et au travail, je l’ai trouvé passionnant. Marie-Jean Sauret poursui le réel en cause ici, réel qui empêche de conclure quant au mode d’assujettissement. Il prend le parti de ne pas trancher la question mais de se laisser orienter par ce réel. Il présente les éléments décisifs ou litigieux sur lesquels on pourrait s’appuyer pour conclure et il s’attache à observer l’engagement de Freud et de quelques autres auprès de cet analysant « sacrifié à l’intérêt supérieur de la psychanalyse ». Cet « indécidable » quant à la structure ne cesse de relancer la recherche, et le lecteur se prend au jeu. On en oublie ce dont Freud nous prévient, qu’il ne s’agit pas du récit d’une cure, mais seulement d’extraits d’une névrose infantile visant à son élucidation, telle qu’elle s’est construite des années après, en analyse. Et en effet, malgré le foisonnement de faits, de souvenirs, le diagnostic de structure reste en suspens. L’auteur met en évidence des éléments plaidant en faveur de la névrose, d’autres de la psychose et encore de la perversion, et il fait de Sergueï Constantinovitch le modèle du sujet contemporain, borderline, état limite : un nom du réel ?
Marie-Jean Sauret insiste sur ce qui confère à la scène originaire sa portée traumatique : elle loge le réel qui échappe au signifiant et que le sujet localise au sexuel. Mais la compréhension du phénomène s’effectuera plus tard par un effet d’après coup, soit par une action rétroactive du désir sur la représentation appartenant au passé, ce qui amène un remaniement des investissements libidinaux et une élucidation partielle des symptômes.
Ce livre m’a renvoyée au texte de Freud qui m’a paru très parcellaire, centré sur la « scène primitive » et le repérage des éléments plaidant en faveur de la névrose obsessionnelle. Il laisse ainsi en chantier plusieurs pistes qu’il ouvre et abandonne sans vraiment en articuler la raison, pistes que Marie-Jean Sauret requestionne.
La présentation du cas
Le choix du polar a le mérite de retenir l’attention du lecteur et de le focaliser sur la méthode d’investigation de l’auteur, mais aussi de ceux auxquels il se réfère, ici du premier analyste de Sergueï Pankejeff, soit Freud.
Y a-t-il eu transfert ? Marie-Jean Sauret conclu que oui
Y a-t-il eu de l’analyse ? Ses effets repérés par Serguei lui-même permettent de répondre positivement à la question.
Pourquoi des symptômes plus ou moins invalidants ont-ils duré toute sa vie ? L’auteur émet l’hypothèse d’une forclusion portant sur la castration et non sur le Nom-du-Père, soit un embarras du côté du père Réel qui n’opèrerait pas. Il propose ici un suspend, une sorte d’arrêt sur image, l’image du rêve des loups, suspend devant la castration, castration qui reviendrait dans le réel, vers ses 5 ans, sous la forme de l’« hallucination du doigt coupé ». Là se situe ma première question : Hallucination ou Vision ?
Quel est le statut de ce qui pourrait être une illusion visuelle, un mirage, en tout cas une création, inattendue pour lui, de l’esprit fécond de Sergueï ? Marie-Jean Sauret le discute, elle est strictement visuelle, pas de sensation de douleur, elle est passagère, le temps d’un éclair. Là où Freud tire la conclusion d’une reconnaissance de la castration, d’autres y voient le signe d’une psychose : l’auteur ne va pas dans ce sens-là. Je pose cette question parce que j’ai rencontré un enfant de 10 ans qui, après avoir tenté, à trois reprises, d’étrangler une petite fille de son âge, s’est brusquement effondré, persuadé qu’il avait perdu l’une de ses jambes et ne pouvait plus marcher qu’appuyé sur un adulte. Pour lui, sa jambe n’était plus là, cette idée délirante a persisté et a donné lieu à son hospitalisation en pédopsychiatrie. Ces deux formes d’hallucinations n’ont pas le même statut, et on ne peut les confondre dans le même registre. En ce qui concerne l’Homme aux loups, et, suivant Freud, je me demande dans quelle mesure cette vision du doigt coupé ne vient pas rendre visible la castration aux yeux de cet enfant, soit « ça » que le regard se refusait à voir.
L’identification primaire a eu lieu, donc le père réel est en place, Serguei est entré dans la parole, Freud ne fait pas état de troubles de ce côté-là, pas plus que Ruth Mack Brunswick. L’apparition de phobies d’insectes et de chevaux dans l’enfance, va dans le sens de la proposition que fait Marie-Jean Sauret d’une forclusion de la castration. Alors qu’est-ce qui a empêché l’opérativité du père Réel ? Lacan, dans la seconde séance du séminaire qu’il consacre à l’Homme aux loups, relève que celui-ci a affaire au père symbolique et non au père réel, qu’il définira plus tard comme l’agent de la castration. Freud note que le loup, animal sauvage et effrayant, vient à la place du père (lui-même chasseur de loups), constituant l’animal phobique, celui qui maintient présente la menace de castration. L’auteur précise qu’il n’est pas rare que la simple image d’un loup menaçant suffise à terroriser les enfants et puisse se faire support d’une phobie.
Les éléments de l’anamnèse, outre ces phobies qui vont se résoudre du côté de rituels à caractère obsessionnel, donnent :
– une séduction par la sœur aînée peu avant ses 4 ans, séduction où Segueï voit une des raisons de son attachement à sa sœur et de ses difficultés avec les femmes,
– une menace de castration agitée par sa Nania à la même période, en l’absence des parents, remplacés par une affreuse gouvernante.
À la suite de cela le caractère de l’enfant, doux et gentil, est devenu capricieux et colérique. Le rêve des loups prend place après son anniversaire des 4 ans et le remplit d’effroi, il le dessine et il reste présent toute sa vie. De premiers éléments dépressifs apparaissent vers 17 ans à la suite d’une gonorrhée et la remarque de son père qu’il va avec des femmes, le menaçant de pourrissement. Ils sont suivis d’un nouvel effondrement après le suicide de sa sœur l’année suivante. Sa rencontre avec une femme au-dessous de sa condition mais dont il ne veut pas se séparer, va le conduire chez Freud qui relève cette « percée vers la femme ». Sergueï restera en traitement chez lui pendant 4 ans. Freud interprète le rêve des loups comme un chiffrage d’une première rencontre avec la sexualité parentale, une « scène primitive », où l’enfant aurait pu avoir un aperçu sur la castration maternelle.
Sergueï refuse de croire à cette reconstruction.
Là se situerait « un rejet au sens du refoulement » écrit Freud. Et il précise que ce rejet ne s’appuie pas sur un jugement. Est-ce un rejet d’avant tout jugement, soit au niveau de l’identification primaire, qui, elle, a eu lieu, en témoigne la phobie. Serait-ce le lieu de cette forclusion que Marie-Jean Sauret identifie du côté de la castration ?
La direction de la cure
C’est là que l’auteur fait porter son hypothèse concernant la résistance de Serguei au travail analytique. Il met l’accent sur les loupés dans la direction de la cure, loupés qui contreviennent au travail analytique, plusieurs forçages dont le terme de la cure imposé par Freud pour faire pièce à la résistance de l’analysant. Mais cela ne permet pas à Sergueï de s’appuyer sur le temps logique de sa cure, donc fait empêchement à l’élaboration et redouble son refus, malgré le maintien du transfert.
Enfin, la demande par Freud que Serguei lui adresse par écrit la date du rêve des loups pour répondre aux attaques de Rank et Jung enferment l’analysant dans une position de garant de son analyste, qui ne peut être en défaut. Marie-Jean Sauret pose la place d’« informateur » de l’homme aux loups comme « l’une des clefs des conséquences de la direction de la cure sur la subjectivité de l’analysant » (p.22).
A travers ces divers loupés, l’auteur questionne la position de l’analyste, ici souvent en maître, et son incidence dans le déroulé de la cure, mettant le sujet Sergueï Pankejeff en position d’objection à la reconstruction par Freud de la fameuse « scène primitive ». Il décomplète ainsi un savoir susceptible de dissoudre le réel dans le symbolique, et, partant, le sujet qui maintient ouverte l’énigme, cette énigme qui a occupée tant d’analystes et nous occupe encore.
La solution : entretiens avec Karin Obholzer
Dans ses rencontres avec cette journaliste, Sergueï vit une véritable « révolution » comme il le lui ditl. Une femme qui ne se situe ni en position d’analyste, ni de maître vis à vis de lui mais lui dévoile une faille chez elle, celle d’avoir contracté, comme lui, une gonorrhée (p.80). Je relève ce que Marie-Jean Sauret écrit à propos du récit du souvenir du livre d’images avec lequel la sœur le terrorisait et dont il a fait le récit à Freud : alors qu’elle lui propose de lui montrer l’image d’une jolie petite fille, c’est celle d’un loup dressé sur ses pattes arrières, à l’origine de sa phobie. Le récit de cette scène fait à Karin Obholzer est très différent puisqu’il s’agit d’images de femmes nues que sa sœur lui montre. Je reprends la question de Marie-Jean Sauret : « est-il possible d’entendre la substitution (du souvenir) du livre des femmes nues au livre du loup (voire à celui inexistant de la petite fille) autrement que comme le fait que la phobie s’efface devant ce qu’il peut enfin affronter sans crainte – dans une “percée vers la femme” désormais accomplie ? » Et j’ajouterais, si l’auteur me le permet, vers une assomption de la castration ?
Marie-Jean Sauret souligne l’actualité de l’Homme aux loups dans le monde contemporain, comme sujet du discours capitaliste, discours qui forclôt la castration et exclut les choses de l’amour, poussant à l’acting out. Son travail analytique, les divers ratés de ses cures jusqu’à ce dénouement où il fait enfin « l’expérience » de la rencontre avec « quelqu’un de vivant », que je mettrais du côté de la fonction « père réel » enfin opérante, peut-il nous enseigner dans les analyses avec ces patients, dits « borderlines », que le discours capitaliste favorise ? Si oui, en quoi en ce qui concerne la direction de la cure ?
Hélène Seguin